Le CICIBA pressenti partenaire privilégié.
Dakar a abrité, du 28 au 31 juillet 2016, la Conférence Internationale de préfiguration du Musée des Civilisations noires. Inscrit dans la perspective de la mise en œuvre des résolutions du 1er Festival Mondial des arts nègres, organisé à l’initiative du président Léopold Sédar Senghor, ce projet vient de prendre corps sous le magister du président Macky Sall. Bâti en lisière de la corniche de Dakar, ce joyau architectural a l’ambition de participer activement à la préservation des éléments les plus représentatifs du patrimoine culturel du monde noir et d’affirmer l’engagement du Sénégal dans le combat pour la préservation de la diversité des formes d’expression culturelles du monde noir, un des piliers de l’unité plurielle de l’humanité. Porteur et promoteur des civilisations bantu, partant d’une part importante des civilisations du monde noir, le CICIBA a pris une part active à cette rencontre destinée à donner un contenu aux ambitions du futur Musée.
Un musée du monde noir pour quelles finalités ?
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En règle générale un musée est un lieu d’exposition de l’art où le génie d’une société se montre autour d’un patrimoine commun pleinement assumé. Ce lieu est chargé d’histoire et de mémoire. En tant que tel, le musée est donc porteur des traces médiatisées d’une civilisation.
Toutes les couches sociales doivent s’y abreuver à l’effet de mieux participer au débat du monde. D’autant que la fidélité au devoir de mémoire qu’induit tout musée se veut une source d’unité et de solidarité, qui plus est un gage de puissance.
Il reste que tous les débats dans le monde des musées engagés au cours des trente dernières années, en Europe comme en Afrique, « montrent que l’institution muséale est en permanente mutation et que le modèle s’établit en fonction des contextes historiques, sociaux et politiques au sens général », a fait remarquer le muséologue Samuel Sidibe. Tel est le cas de l’actuelle initiative qui s’inscrit dans un contexte bien précis : celui de la réaffirmation, à l’échelle du monde, de la spécificité des cultures de peuples noirs, en prenant en compte la dimension « patrimoine immatériel » (archaïque et contemporaine), leur historicité, leur caractère régional, international et transversal, ainsi que leur évolution dans le temps du monde.
Le Musée des Civilisations Noires (MCN) serait-ce un musée de trop ? A cette question la conférence a tranché : le MCN est la bienvenue dans le paysage muséal mondial, en ce sens qu’il est désormais une réponse concrète à un vieux rêve de 50 ans, nourri par l’ensemble des représentants du monde noir au sortir du 1er Festival Mondial des Arts Nègres. Rêve qui voulait voir un jour être célébrées la créativité et toutes les valeurs du monde noir, sans frontière, au travers d’une plateforme unique. C’est fait ! Gloire doit être rendue à l’Etat du Sénégal quant à ce.
Il y a là la preuve que les civilisations noires se sont définitivement affranchies du fameux cliché des « rires banania » de triste mémoire, dont parlait le poète Léopold Sédar Senghor, le « marron de la liberté ». Ce musée s’impose ainsi, aujourd’hui, comme un chainon important qui vient achever la longue symphonie du FESMAN débutée en 1966.
Pour le Président Macky Sall, ce joyau monumental bâti sur une superficie de 14 500 m2, disposant d’une capacité de 3 5002 de surface d’exposition et d’un amphithéâtre, se révèle être un outil essentiel « de promotion des continuités culturelles du monde noir dont la fragmentation, issue de la déportation, de la balkanisation ou encore des migrations anciennes et récentes, doit impérativement être jugulée si nous voulons offrir un futur à notre communauté. En ce sens, le Musée des civilisations noires devrait à travers la créativité et les échanges, se positionner comme un espace de redécouverte et de promotion de valeurs en partage au nom de l’unité du continent et de toutes les diasporas noires »
En termes de statut fonctionnel, l’intérêt pour le Sénégal de doter l’Afrique d’un tel espace dialogique est d’en faire un lieu vivant d’échange, qui ne serait ni un musée à vocation anthropologique, ethnologique ou chromatique, ni une copie pâle des expériences antérieures. A l’inverse, ce musée doit être une entreprise de revalorisation de la civilisation africaine inclusive, saisie dans sa dimension holiste et transversale, et dont le dérouler des activités se doivent de s’inscrire dans le sens de la marche du monde d’aujourd’hui.
A travers ce Musée, et c’est là que l’on comprend la déclaration du Premier Ministre Mahammed Boun Abdlallah DIONNE, selon laquelle « dépassant les discours muséographique actuel, l’Afrique doit assumer une histoire qui n’est pas que lamentation et révolte ; plutôt un espace de célébration où, au banquet de toute la puissance du corps et de l’âme, les civilisations noires vont à la rencontre de l’autre dans un élan de métissage.»
A cet égard, l’effort actuel devrait tendre vers une adhésion du monde noir qui joue sur le moteur de la pratique de l’estime de soi. Cela, en se fondant sur l’idée qu’on ne peut aimer que ce qu’on connaît mieux, loin des clichés et caricatures infériorisants forgés par le regard de l’autre à partir de ses prismes solipsistes.
Abordant la question à cette aune, dans sa leçon inaugurale, le Professeur Iba Der Thiam a eu des mots justes pour stimuler la conviction des participants : « Avec l’avènement de ce musée, il faut nous désoccidentaliser pour mieux affirmer notre être au monde. Il faut s’affranchir du stéréotype impertinent de l’Afrique paresseuse, incapable de tout progrès, qui a été longtemps collé à l’image de l’Africain. L’aube d’une nouvelle Afrique pointe à l’horizon, permettant l’avènement d’un nouveau monde que nous projetons vers un devenir auguste, noble ».
La part des diasporas africaines dans le monde
Il est un fait avéré, aujourd’hui, que toute civilisation de l’homme est partie d’Afrique, à la fois origine matricielle de l’homme et épicentre de son industrie. C’est le sens qu’il sied de donner à la litote « Nous sommes tous Africains », attribuée au célèbre paléontologue Yves Coppens, codécouvreur de Lucy.
Produit d’anciennes dispersions, la présence des noirs et ses arts dans toutes les parties du monde, depuis la préhistoire, tire son origine de l’Homo sapiens sapiens africain (il y a 120 ans ; cf. art pariétal), son souci du réalisme vers la fin du paléolithique…
Dès la préhistoire, des grands mouvements migratoires de l’Afrique vers les autres continents ont conduit les Noirs premiers à créer les premières colonies de peuplements ab origine sur les deux bords de la Méditerranée, en Europe centrale, en Russie, en Irak, en Iran, au Pakistan, en Turquie, au Cambodge, en Indonésie, en Papouasie Nouvelle Guinée, aux Philippines, au Japon, en Inde (cas des mélano-dravidiens), en Argentine, en Uruguay, en Colombie… Cette énumération est extensible à l’envi. Avec une telle fragmentation des communautés mélanodermes, quelque chose s’est produite dans la composition anthropologique du monde.
De la sorte, on dénombre plus de 850 civilisations noires de par le monde, et 16 familles linguistiques y afférentes. Preuve que c’est l’Afrique, espace d’invention et de création par excellence, qui est le civilisateur d’une grande partie du monde, a noté le professeur Iba Der Thiam.
La même Afrique aura été, plus tard, victime (et ce à plus d’un titre) de sa propre générosité. Dans le cadre du commerce triangulaire, s’amorça ainsi le début d’une mondialisation interlope des échanges. Affaiblie par quatre siècles de traite, l’Afrique a constitué la solution miraculeuse pour les négriers. Suivie de deux siècles de colonisation, puis de deux Guerres mondiales. Face à tant d’épreuves, l’Afrique a su développer des résistances protéiformes, depuis la traite jusqu’à la Renaissance Africaine, avec en prime la libération de Mandela en 1974. C’est la preuve que la culture est le meilleur antidote contre les forces d’oppression.
Qu’à cela ne tienne, face à la persistance de la douleur que ce phénomène historique charrie, il sied de ne pas passer à côté de l’essentiel. Ainsi que l’a suggéré l’architecte et Commissaire d’exposition N’Goné Fall, l’un des défis majeurs du Musée des Civilisations Noires « sera d’être une plateforme qui évitera le piège facile de l’autocélébration et de la rancœur, afin de se tourner vers une relecture apaisée de l’histoire et de se projeter avec audace vers le futur. Le musée devra éviter de surreprésenter au détriment des autres territoires. Et l’histoire de ces civilisations non africaines ne devra pas privilégier un passé douloureux lié à l’esclavage, mais être capable de raconter les divers aspects positifs qui ont découlé de cette histoire, notamment les syncrétismes culturels ainsi que l’apport économique, technologique et politique de ces populations à leurs terres d’accueil ». Tout cela sous forme, il va sans dire, d’un récit partagé. Qui ne doit nullement essentialiser la « race » et ses malheurs séculaires au détriment de leur historisation la plus dépassionnée qui soit.
Dans cette perspective, le musée ne devrait pas perdre de vue la pertinence du programme en cours « Décennie Mondiale des Afro-descendants à l’horizon 2024 ». Articulation historique qui permet à la diaspora africaine ultramarine de revisiter son passé si torturé, dénigré et honni, afin de mieux se projeter dans un avenir moins chargé, soudé par l’ambition d’une conscience humaine renouvelée. L’essentiel étant de quitter une fois pour tous ces endroits, selon les mots de P. Chamoiseau, comme l’on quitte le berceau d’un malheur. Et qu’il faut ensuite oublier à jamais.
Stratégies et programmation
Notre civilisation n’étant pas celle d’un moment, elle est dynamique. Par conséquent, elle est appelée à s’adapter au temps. Nulle civilisation n’est une insularité. En tant que fait de l’humanité et d’identités ouvertes, toute civilisation est tour à tour invention, réinvention et re-création. Telle est la vision dont il importe d’avoir conscience dans la gestion du Musée des Civilisations noires.
Au-delà de l’urgence de calendrier, la programmation s’efforcera de garantir une offre éclectique intégrant les activités muséales classiques (expo permanentes, temporaires…), activités d’échanges (intellectuelles, culturelles, scientifiques, séminaires de formations, etc.), animations périphériques (bar, plateformes commerciales, bibliothèque, librairies, concerts, contes, poésie, ballets, etc.), animations de médiation (journées porte-ouvertes…).
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Expositions
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Trois sources sont susceptibles d’alimenter le fonds du Musée : fonds local issu d’un inventaire national ; fonds reçu en prêt dans la cadre des accords de partenariat au niveau africain et international destiné à des expositions temporaires ; acquisitions propres.
Il est souhaitable d’en faire un musée dynamique sous-tendu par des expositions thématiques autour des sujets variés qui posent des questions, en y apportant des solutions à l’aune de l’état de sociétés humaines.
Le concept scénographique des expositions, de plus en plus interactives, pluridisciplinaires et expérimentales d’aujourd’hui, est appelé à intégrer toutes ces mutations dans une vision capable d’être en phase avec les aspirations du XXIe siècle.
Espaces de réflexions
Le musée devra articuler un pan de sa programmation autour des conférences ou table rondes thématiques capables d’offrir des champs de réflexion sur des sujets de société à vocation historique, pédagogique, euristique, éducative, voire récréative.
Publications
En tant que centre de recherche et de production scientifique, le Musée a la vocation de mettre à la disposition du public des produits intellectuels de haut niveau tant en direction des chercheurs, institutions que des Etats, à partir d’une offre plurielle sur différents supports (écrits, sonores, audiovisuels, bandes dessinée, numérique, etc.).
A cet égard, une recommandation spécifique a été fait au Musée d’étendre ses activités, tout en développant une coopération des plus fructueuses, à d’autres institutions partenaires opérant sur le champ des civilisations africaines. Au nombre de celles-ci : le CICIBA (dont les activités amorcées depuis 1983 sur les civilisations bantu à divers degrés couvrent 23 pays africains), le CERDOTOLA, le FESPAM, le CELTHO, l’ACALAN, etc.
L’efficacité d’une telle synergie dépend de la capacité que développera le Musée à travailler en réseau avec ces grandes instances de recherche, les universités du monde, les industries culturelles, les chercheurs, les écrivains, les ballets et groupes de musiques, les créateurs photographes, les opérateurs touristiques, etc. intéressés par ses missions. Et aussi, sa manière conviviale de jeter les passerelles sur les différents univers noirs de par le monde, sans avoir à ostraciser les autres civilisations.
En définitive
Est donc arrivée l’heure de boucler la symphonie inachevée du 1er Festival Mondial des Arts Nègres de 1966. Cela – serait-ce un hasard ? – au moment même où il est donné de célébrer (cette année) les 60 ans du mouvement de la négritude, les 110 de la naissance du Président Senghor, les 50 ans de la tenue dudit Festival.
Fruit de la coopération sino-sénégalaise, le Nouveau Musée des Civilisations Noires, qui est la bienvenue, se positionne comme une des institutions muséales phares de ce siècle, en tant qu’elle est appelée à renouveler le regard du monde noir sur ses héritages culturels pluriels. Cela, dans le but de faire redécouvrir et faire aimer aux visiteurs la culture et les civilisations des Noirs, de quelque lieu que ce soit, « non pas comme un moment figé du passé, mais comme un processus allant du passé le plus ancien (collections archéologique) au présent » (Samuel Sidibe). C’est que, il est bien légitime de savoir ce que l’on est pour mieux se présenter à autrui dans un élan de fraternité.
Au moment où se concrétise ce vieux projet autour d’une belle unanimité, la leçon à retenir ici est celle que nous a livrée Léopold Sédar Senghor : « Qui ne respecte pas le passé, n’a pas droit à un bel avenir. » Notre civilisation n’étant pas une civilisation d’un moment, il est souhaitable que, tout en s’efforçant de se forger sa propre personnalité ce nouveau musée innove en évitant de s’enfermer dans une thématique monolithique. Qu’il soit un lieu de dialogue interculturel permanent, un lieu vivant et irradié des lumières de toute l’inventivité des peuples noirs, dans toute sa diversité. Celle d’ici et d’ailleurs, celle d’hier et d’aujourd’hui, avec chaque fois l’œil rivé vers le futur. Sans rien perdre du concert de leurs chatoiements.
Loin de nous engluer dans une cristallisation identitaire, avec l’avènement du Musée des civilisations noires, il semble que le monde noir entre là dans l’enracinement de l’universel si cher à Senghor.
M.T.